23
« Je suis désolée, Alice », fit Lizzie comme les deux amies s’asseyaient sur le lit de la chambre d’amis. Elle avait les yeux cernés de rouge et se tenait le dos voûté. « Je sais, je t’abandonne, mais je souffre encore du décalage horaire.
— Comment faire pour me débarrasser de lui ? chuchota Alice.
— Dis-lui que tu veux aller te coucher et fais-lui comprendre qu’il faut qu’il s’en aille. S’il ne saisit pas l’allusion, n’hésite pas à te montrer impolie.
— Je ne peux pas faire ça. C’est le fils d’Eleanor.
— Qui est Eleanor ?
— Une amie qui a été assassinée. Je te raconterai demain.
— Il n’a pas l’air d’être le fils d’une amie.
— Je sais, répondit Alice. Il me donne la chair de poule.
— Tu ne risques rien. Montre-toi ferme avec lui. Écoute, si tu vois que ma lumière est toujours allumée quand il s’en ira, viens me parler d’Eleanor. Qui l’a tuée ? Lui ?
— Chut ! »
Alice se rendit aux toilettes, puis revint à la cuisine. Elle y trouva Gordon, toujours attablé ; il venait d’allumer une nouvelle cigarette, qu’il tenait entre ses doigts. Pendant qu’elle était à l’étage, il avait débarrassé la table et empilé les assiettes à côté de l’évier. La cafetière électrique gargouillait.
« Vous avez refait du café ? s’enquit-elle.
— J’espère que ça ne vous dérange pas. Je bois beaucoup de café le soir.
— Je me prépare à aller me coucher.
— Je m’en irai dès que j’aurai bu le café.
— Entendu. »
Alice s’assit en face de lui, puis se releva pour aller vider la soucoupe qu’il avait emplie de mégots. Elle ne possédait plus de cendriers. Dans son ardeur nouvelle de non-fumeuse, les premiers temps, elle les avait tous jetés à la poubelle. À présent, cette bonne vieille odeur de fumée et de cendrier sale lui donnait cruellement envie d’une cigarette.
« Je trouve Lizzie très sympathique, fit Gordon. Il y a longtemps que vous la connaissez ?
— Des années. Nous étions à l’école ensemble.
— Oh, alors il n’y a pas si longtemps que ça. »
Alice se révulsa intérieurement, mais répondit :
« Plus de vingt ans. »
Elle compléta sa description de Lizzie par quelques détails inoffensifs ; en parlant, elle regardait la cafetière électrique posée derrière lui. Le café n’était pas encore entièrement passé, mais le récipient en contenait déjà suffisamment. Elle alla donc le chercher, et emplit deux tasses. Tout en sachant très bien qu’elle ne pouvait pas dormir si elle en buvait après neuf heures du soir, elle ne pouvait pas résister à l’odeur du café en train de filtrer. Elle l’additionna de lait dans l’espoir de diluer un peu la caféine.
Au moment où elle se rasseyait, Gordon écrasa sa cigarette et en sortit aussitôt une autre de son paquet.
Alice le regarda en tapoter l’extrémité sur la table puis, d’un geste adroit, en approcher la flamme de son briquet. Il lui rappelait Bill à l’époque où elle l’avait connu. Grands fumeurs tous les deux, ils passaient la plupart de leurs soirées dans des clubs enfumés et bourrés à craquer, entassés autour d’une table en compagnie de tous leurs amis, à crier pour couvrir le son de la musique, boire parfois du café mais le plus souvent de la bière, et à remplir des cendriers. C’étaient ses seuls bons souvenirs de Bill.
« J’aimerais bien en savoir plus sur ce que vous écrivez », fit Gordon.
Jusque-là. Alice avait gardé les yeux rivés au bout incandescent de sa cigarette.
« Je ne pensais pas que cela vous intéresserait, fit-elle.
— Au contraire, cela m’intéresse beaucoup. De quoi parlent vos livres ?
— J’aurais bien du mal à vous répondre en deux mots.
— Eh bien, prenez votre temps, alors.
— Gordon, reprit Alice, je ne voudrais pas me montrer impolie, mais j’aimerais sincèrement aller me coucher bientôt.
— Juste le temps de finir mon café. Dites-m’en quelques mots. »
(Si tu me donnes une de tes cigarettes, tu peux rester aussi longtemps que tu voudras.)
« Je me polarise sur des femmes, le plus souvent des personnages historiques. Sur la vie qu’elles ont vécue, la place qu’elles se sont taillée, l’influence qu’elles ont exercée sur leurs contemporains.
— Comment s’appelle votre dernier livre ?
— Celui que je viens de terminer ou le dernier paru ?
— Les deux.
— Celui que je viens de finir s’intitule Six femmes combatives. Il traite de… ma foi, de six femmes qui ont été éclipsées par leur compagnon.
— Quand sera-t-il publié ? »
Elle eut un geste vague. Elle ne désirait pas entrer dans ces considérations. Pas avec Gordon.
« C’est un peu compliqué, répondit-elle. J’y ai mis le point final il y a seulement deux mois, et ces choses-là prennent du temps. Il faut environ un an pour qu’un livre sorte.
— Et après ? En avez-vous entamé un autre ?
— Oui.
— Encore des femmes du passé ?
— Une seule, cette fois-ci. »
Elle se sentit emplie d’une incroyable sensation de puissance : il ne savait pas. Ce livre serait consacré à Eleanor, elle en serait le véritable sujet, le sujet avéré. Mais il y aurait un autre sujet, un intertexte. Les livres pouvaient se lire à deux niveaux, explicite et implicite. On ne pouvait pas brosser un portrait complet d’Eleanor sans essayer de comprendre pourquoi elle n’avait jamais mentionné l’existence de ce fils.
L’intertexte, ce serait Gordon, cet homme assis là, à sa table ; il serait enfoui sous le texte qu’elle se proposait d’écrire, rendu implicite par le secret qu’Eleanor avait gardé sur son existence, mais en fin de compte le livre l’amènerait au grand jour.
Alors sa propre duplicité lui apparut. Elle était du côté d’Eleanor. Celle-ci avait désavoué son fils ? Alice l’aurait approuvée, quelles que soient ses raisons. En mettant tout le reste de côté, en partant de l’aversion pure et simple qu’elle ressentait pour cet homme, il faudrait que son texte rejette, renie Gordon pour ces mêmes raisons.
Eleanor avait exclu cet homme de sa vie. Dans son livre, Alice ne pourrait faire comme si Gordon n’existait pas, mais quand elle prendrait la plume, elle saurait minimiser son importance aux yeux de sa mère. Non pas pour ce qu’il était, pour ce qu’il avait fait, mais parce qu’Eleanor avait fait de même.
« Arrêtez-moi si je suis indiscret, mais combien quelqu’un comme vous est-il payé pour écrire un livre ?
— Pas énormément, répondit-elle, mal à l’aise. Ça varie d’un livre à l’autre.
— Alors, combien ? Vingt livres sterling ? Vingt mille ?
— Il n’y a pas de règle. Je vous assure que la somme varie considérablement selon le livre. »
Comme il restait manifestement dans l’expectative, elle ajouta contre tout bon sens : « Euh, pour le dernier, j’ai touché deux mille livres. »
(En réalité, on lui en avait donné cinq mille cinq cents, et elle n’avait pas craché dessus. Que ce type aille au diable ! Pourquoi avait-il fallu qu’elle lui dise tout cela ?)
Alice regarda sa montre.
« C’est plus que je ne croyais, reprit Gordon. À entendre certains écrivains se plaindre, on croirait qu’ils gagnent des clopinettes.
— Il m’a fallu un an pour écrire ce livre.
— Cela reste une jolie somme.
— Vous vivriez un an avec deux mille livres, vous ? Ou même cinq mille ?
— Si on voit les choses comme ça, non, répondit Gordon.
— Et comment les voir autrement ? »
Il haussa les épaules comme si cela n’avait aucune importance.
« Pourquoi ne demandez-vous pas une subvention ? s’enquit-il. Les écrivains qui rouspètent sans arrêt en se plaignant de ne pas gagner assez ne m’inspirent aucune sympathie.
— Mais enfin ! Je n’avais aucune intention d’en parler ! C’est vous qui m’avez posé la question !
— Depuis que je vous connais, vous m’avez déjà dit au moins trois fois et de trois manières différentes à quel point vous étiez à court d’argent. La solution, c’est une subvention du fonds d’intervention. Il se trouve que j’ai quelque compétence dans ce domaine. Ce fonds a été créé pour les gens comme vous. Si vous n’en profitez pas, ne venez pas vous plaindre ensuite.
— De quel fonds s’agit-il ?
— Des Archives européennes du savoir. Vous n’en avez donc jamais entendu parler ?
— Non.
— Ces deux dernières années, on a créé dans le cadre de l’Union européenne toute une série de subventions destinées aux écrivains. Comment se fait-il que vous ne soyez pas au courant ?
— Je l’ignore. » Alice se sentait tout à la fois agressée, intriguée et prête à se défendre. « Je vis un peu à l’écart. C’est la campagne, ici. Et puis, j’ai été très occupée.
— Vous ne faites donc partie d’aucun syndicat d’écrivains ?
— J’étais à la Société des auteurs, mais je n’ai pas renouvelé mon adhésion.
— Vous pouvez obtenir un formulaire de candidature dans n’importe quelle bibliothèque publique, n’importe quel bureau de poste. »
Il avait l’air sérieux et compétent ; on aurait dit un petit fonctionnaire prenant en charge un client récalcitrant. Alice se dit : Voilà ce qu’il est ! Ce type est un bureaucrate, une espèce de fonctionnaire !
Tout ce qu’elle savait de lui, c’était ce qu’il lui avait appris, à savoir qu’il était le fils d’Eleanor ; mais c’était là le plus ténu des liens, tant Eleanor s’était ingéniée à le rendre implicite. Alice ne s’était jamais vraiment posé de questions sur lui, sur sa vie en dehors d’Eleanor. Elle savait qu’il n’était pas marié, mais il l’avait peut-être été jadis. Dans ce cas, peut-être avait-il des enfants quelque part ? Et son métier ? Fonctionnaire, c’était trop vague. Receveur principal de bureau de poste, peut-être. Ou bien concierge dans une école. À moins qu’il ne dirige un fonds d’aide aux écrivains ?
Non, ça ne lui allait toujours pas.
Elle s’ennuyait avec lui, elle voulait qu’il s’en aille. Elle avait envie de prendre une douche, de se débarrasser de lui.
« Alors, vous voulez en savoir plus sur ces subventions ?
— Oui, répondit Alice. Bien sûr.
— Il se trouve que, par mon travail, je suis indirectement lié à ces fonds. Je m’étonne que vous n’en ayez jamais entendu parler. Pour quelqu’un comme vous, l’obtention d’une subvention ne devrait pas poser de problèmes.
— J’en ai bien demandé une, il y a quelques années, mais ça n’a pas abouti. Je doute qu’il existe des bourses couvrant les besoins réels des écrivains.
— Je ne vous parle pas de bourses mais de subventions, et les sommes ne sont pas négligeables. Il vous faudrait combien, à votre avis ?
— Vous parlez sérieusement ? dit Alice.
— Décrivez-moi un peu votre dernier livre, et je pourrai vous donner une première estimation de ce qu’on vous allouerait. Quelle longueur fait-il, à peu près ? »
Il avait sorti de sa poche de poitrine une calculatrice format carte de crédit. Il la posa sur la table et alluma une autre cigarette.
« Dans les quatre-vingt-cinq mille mots, je crois.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Combien de pages ?
— Je ne m’en souviens pas. » Alice s’efforça de se représenter le livre sous sa forme manuscrite. C’était l’inconvénient des ordinateurs : on travaillait sur un écran jusqu’au dernier moment ; le manuscrit, c’était ce qu’on imprimait pour l’envoyer à l’éditeur. « Mettons trois cents. »
Il appuya sur quelques touches. « Ce n’était pas de la fiction ?
— Non.
— Combien de livres aviez-vous déjà écrits ?
— Quatre. (Trois et demi, songea Alice en se remémorant le premier, écrit en collaboration et publié par les presses universitaires de Bath.)
— C’était un original ?
— Pardon ?
— Personne ne l’avait écrit avant vous ? Vous en êtes l’auteur du début à la fin ?
— Mais oui, Gordon. » Alice résista à la tentation de lui lancer une assiette à la tête. « C’était un original. »
Il fit quelques calculs rapides, puis déclara : « Vous dites avoir reçu deux mille livres de l’éditeur. Si vous vous étiez fait connaître auprès du fonds d’intervention, vous auriez touché beaucoup plus. C’est-à-dire environ quinze mille cent livres sterling. »
Elle avait eu beau se préparer à ne montrer aucune réaction, quel que soit le résultat de ses calculs, Alice ne put s’empêcher de sursauter.
« On m’accorderait une bourse pour une somme pareille ?
— Je ne cesse de vous dire qu’il ne s’agit pas d’une bourse mais d’une subvention.
— Et alors, quelle est la différence ? Tout ça c’est de l’argent, non ?
— Vous seriez obligée de payer des impôts sur cette somme. Voilà la différence, entre autres. » Il rangea sa calculatrice. « Deuxièmement, il ne s’agit pas d’une somme arbitraire : on en détermine le montant exact avant d’envoyer le formulaire de candidature, sur la base du nombre de pages et en fonction du sujet du livre, montant auquel s’ajoute un bonus pour chaque livre déjà publié. Vous trouverez tous les détails à la bibliothèque publique.
— Je n’arrive pas à y croire ! Comment se fait-il que je n’en aie jamais entendu parler ? »
Mais l’explication était simple ; elle venait de passer les deux plus dures années de sa vie : la séparation d’avec Bill et tout ce qui avait suivi, puis l’impression de s’isoler volontairement, de fuir les anciens amis et les autres écrivains, d’exclure tout ce qui n’était pas la maison, le chat et la nécessité d’achever Six femmes combatives.
Quinze mille livres. Une petite fortune, même après impôt ; un extra, une manne tombée du ciel. Un voyage aux U.S.A. pour aller voir Lizzie, une voilure en meilleur état, peut-être même serait-ce suffisant pour lui permettre de revenir plus près de Londres.
Et puis il y avait ce projet de livre sur Eleanor. Sa candidature serait-elle retenue dès à présent, si elle envoyait un résumé ? Libérée de ses soucis d’argent, elle pourrait se concentrer davantage sur son travail et parvenir à un meilleur résultat. Cette perspective lui ôtait un grand poids ; elle trouverait sans mal à employer cette nouvelle source de revenu.
« Gordon, je suis contente que vous m’ayez parlé de ça. Merci.
— De rien. » Il écrasa sa cigarette et se pencha sur la table en tendant la main dans sa direction. Elle retira la sienne juste à temps.
« Vous êtes drôlement calé sur la question, dit-elle comme si de rien n’était, sur le ton de la conversation. Vous disiez que vous étiez de la partie ?
— Non, c’est l’une de nos sociétés sœurs qui a mis ce fonds sur pied, répondit-il d’un ton vague. Je n’ai joué aucun rôle là-dedans.
— Alors qu’est-ce que vous faites ?
— Rien d’intéressant. Je dirige une société à Manchester.
— Quel genre de société ? » Alice se rendit compte qu’elle s’exprimait à présent sur un ton faussement badin. « Dans quel domaine d’activité ?
— Oh, l’administration, ce genre de choses. » Il alluma encore une cigarette.
Alice secoua la tête avec fermeté. « Ah non ! Ça ne me suffit pas ! Vous m’avez posé énormément de questions. Maintenant, à mon tour. »
La légèreté de son propre ton la fit frémir intérieurement, mais à présent qu’elle avait commencé, il serait difficile de faire marche arrière.
Pourquoi Gordon faisait-il soudain tant de mystères sur son métier quand elle ne lui posait qu’une question bien innocente ? Déjà elle était intriguée, mais d’autre part, tout ce qu’elle pourrait lui soutirer lui servirait certainement pour son livre.
Il tira une longue bouffée de sa cigarette, puis souffla la fumée en direction d’Alice. Il lui sourit et elle eut de nouveau l’impression que, derrière ses manières maladroites, il y avait un désir de plaire sincère, mais qui ne savait pas s’exprimer.
« Si je vous ai posé des questions sur votre travail, c’est parce que je pensais que cette subvention pourrait vous être utile, déclara-t-il. Mais moi, on n’a pas le droit de me poser des questions.
— Et pourquoi cela ? Vous faites un métier secret ?
— Pas secret, mais disons… sensible.
— Vous travaillez pour l’Union européenne ?
— Indirectement. Pas exactement.
— Oui ou non ?
— Je travaille pour une entreprise privée qui opère sous contrat avec les Commissions européennes.
— D’accord. Et qu’est-ce qu’elle fait, cette entreprise ?
— Je suis une espèce de consultant en médias.
— Vous ne voulez rien lâcher, hein, Gordon ?
— Qu’est-ce qui m’y oblige ?
— Et moi, qu’est-ce qui m’obligeait à vous dire ce que j’ai touché pour mon dernier livre ?
— Il y avait une raison à cela. Je vous l’ai dit.
— Alors, en quoi consiste le travail d’un consultant en médias pour l’Union européenne ? Et qu’est-ce qu’il y a de sensible là-dedans ?
— Vous savez, je vous trouve attirante, Alice. » Il se leva en repoussant sa chaise, si loin qu’elle heurta le mur derrière lui, et contourna la table pour venir la rejoindre.
« Sans blague !
— Mais c’est vrai. Toute la soirée je n’ai pensé qu’à…
— Pourquoi refusez-vous de parler de votre travail ?
— Parce que ça ne m’intéresse pas. C’est vous qui m’intéressez. » Il se tenait à présent auprès d’elle, une main posée sur son bras. « Vous êtes si distante avec moi, Alice. Vous ne voulez pas me laisser…
— Gordon ! » Alice voulut s’écarter, mais il l’en empêchait. Elle dégagea son bras. « Laissez-moi. »
Il resta quelques instants debout à côté d’elle, la dominant de toute sa hauteur ; mais il était maladroit, hésitant, nullement menaçant.
« Je pourrais vous trouver des travaux à faire, reprit-il. De la relecture, ce genre de chose. Ça vous intéresse ?
— Non. Merci, mais non.
— C’est extrêmement bien payé.
— Je n’aurais pas le temps. Gordon, je vous en prie. Je voudrais aller me coucher. Il est temps de nous dire bonsoir maintenant.
— Alice… ? » Il se pencha à nouveau sur elle et, glissant une main dans son cou, essaya de lever son visage vers lui.
« Non ! Je regrette ! » Elle le repoussa violemment. Elle se sentait presque soulagée qu’il ait enfin tenté quelque chose de concret. Elle écarta sa main et se leva. « Pas de ça, Gordon. Et je ne plaisante pas. »
Il ne parut pas trop déçu par sa réaction. Il resta planté à côté de la chaise qu’elle venait de quitter et se pencha pour reprendre la cigarette qu’il avait laissée se consumer sur la table. Il tira une bouffée ; le papier avait brûlé irrégulièrement dans la soucoupe, et une flamme surgit. Un morceau de cendre tomba sur le tapis. Il la regarda quelques instants sans prononcer un mot puis haussa les épaules.
Après cela, il s’en alla très vite. Il s’excusa avec brusquerie de l’avoir embarrassée, puis manqua la marche sur le seuil de la porte d’entrée en s’efforçant de tirer le meilleur parti d’une sortie qui manquait décidément de dignité. Toute autre qu’Alice en aurait ressenti de la pitié, mais elle en avait assez de lui, assez !
Elle attendit jusqu’à ce qu’elle entende sa voiture s’éloigner, puis referma la porte et la verrouilla. Ensuite, elle entassa la vaisselle sale sur la paillasse dans l’intention de s’en occuper dès son lever, le lendemain matin. Elle laissa tremper les assiettes et les casseroles, puis remplit le plat du chat.
En haut, il n’y avait pas de lumière sous la porte de Lizzie. Elle prit un bain rapide (et tiède, car elle avait oublié d’allumer le cumulus), elle alla se coucher et éteignit aussitôt la lumière.
Elle n’aurait jamais dû boire de café si tard dans la soirée. Elle resta allongée dans le noir, dopée par la caféine. Ses pensées tournaient en rond. Bourses de l’Union européenne, radioactivité, Tom qui arrivait le lendemain, Stonehenge et Avebury, un nouvel angle d’attaque pour son livre sur Eleanor, les photos de Lizzie, les avances maladroites de Gordon, quinze mille livres sterling…
Une heure plus tard, elle ne dormait toujours pas ; elle entendit se balancer l’abattant de la chatière. Quelques instants plus tard, Jimmy sauta doucement sur le lit à côté d’elle. Il se mit à ronronner, et s’aménagea une place au creux de ses jambes. Il sentait la pâtée pour chats.